Fashion to Furniture
1 avril – 6 mai 2023
Virgil Abloh, Ann Demeulemeester, Jean Paul Gaultier, Rei Kawakubo/Comme des Garçons, Maison Martin Margiela
En 2017, après quelques années de recherches nous inaugurions l’exposition Comme des Garçons Furniture – Le mobilier de Rei Kawakubo. Notre intérêt venait du fait que ce mobilier ne correspondait à rien que l’on connaisse et que sa qualité plastique était particulièrement forte. Nous étions aussi vivement intéressés par le fait que ce travail n’était pas le travail d’un designer. Nous n’étions donc pas en face d’objets répondant aux critères habituels du design. Or si le cas n’est pas unique qu’un créateur sorte de son champ de prédilection, on peut malgré tout penser que souvent ces expériences produisent des choses qui marquent. On peut citer de nombreux exemples et parmi eux Calder fabricant des bijoux, Alberto Giacometti créant des lampes et des vases à la demande de Jean-Michel Frank, ou Donald Judd inventant le mobilier que l’on connait. Qu’une créatrice de mode invente un corpus de mobilier de design était donc inhabituel mais pas totalement étonnant.
Si les ponts entre mode et mobilier, voire décoration d’intérieur, sont aujourd’hui nombreux ce ne fut pas toujours le cas.Paul Poiret par exemple dans les années 10 diffusait dans sa boutique des objets conçus par l’Atelier Martine, mais il n’en était pas le créateur. Il faut attendre André Courrèges et surtout Pierre Cardin pour voir se développer une véritable recherche surle mobilier. Viennent ensuite les années 80 qui verront la création des séries de meubles de Rei Kawakubo puis les années 90, celles de Jean Paul Gaultier.
Fashion to Furniture est une sélection de ce mobilier particulier. Elle n’est évidemment pas exhaustive et d’autres créateurs auraient peut-être pu y avoir leur place. Il nous a fallu choisir, saisir des opportunités, mettre en avant certains travaux plus que d’autres, par goût et en accord avec les enjeux artistiques qui nous sont chers.
Conçu dès 1983, le mobilier de Rei Kawakubo a d’abord été imaginé pour meubler les boutiques Comme des Garçons. Pour cette raison il s’agit d’une certaine façon du prolongement de l’architecture des lieux d’exposition et de vente. Une manière de constituer un ensemble global et cohérent. Rei Kawakubo conçoit des vêtements mais aussi une façon de les montrer et de les vendre. Les boutiques qu’elle crée avec l’aide d’architectes ne sont jamais le fruit du hasard et correspondent à des idées très précises. Les formes, les matériaux, leurs textures et les dimensions sont savamment étudiés avec un objectif et un sens particulier.
La première expérience de mobilier pour Jean Paul Gaultier vient d’une commande du Via au début des années 90. Peut-être est-ce parce qu’à l’époque ce créateur vif de nature est constamment en voyage et dans le mouvement que l’ensemble de la série ré-interprète les malles-cabines de voyage. Les meubles sont tous sur roulettes et empruntent autant aux malletiers qu’aux transports d’instruments de musique, d’éclairage et de cinéma, les fameuses flight cases. On est ici dans l’univers du voyage, mais aussi dans celui du paraître, de la lumière, de l’instant et de l’éphémère.
Avec une très grande créativité mais aussi une grande rigueur, les objets que Martin Margiela a conçus sont parfaitement fidèles à son travail de créateur de mode. Si l’on parle de déconstruction pour sa mode, on peut aussi en parler pour les meubles. Trouvant son origine dans les espaces éphémères créés pour les défilés, les expositions et les boutiques, le mobilier a été créé pour répondre à des usages précis et afin de concevoir la totalité d’un espace. Tables, fauteuils, portants à vêtements, lampes notamment, furent fabriqués avec une vraie cohérence artistique et une notion très forte du décor.
C’est certainement le goût pour les matières, et bien entendu pour les tissus, qui mène Ann Demeulemeester à utiliser la toile de peintre pour en couvrir des tables. Au milieu des années 90, elle crée un ensemble intitulé Table Blanche. Cet ensemble, composé de tables et d’une console, reprend la forme archétypale d’une table en bois à quatre pieds. Ce mobilier est une façon de renouer avec la formation de peintre qu’a reçue la créatrice avant de se consacrer à la mode. Recouvert ensuite d’une peinture blanche, presque un apprêt, le mobilier devient une toile sur laquelle viennent s’inscrire les traces d’utilisation. Le mobilier devient, ce que traditionnellement on essaye d’éviter, porteur de l’usure et du temps qui passe.
Virgil Abloh fait également partie de ces créateurs qui font feu de tout bois, passant d’un champ créatif à un autre. Chez Virgil Abloh les frontières n’existent pas. Mais c’est bien sa formation première d’architecte et sa curiosité sans limite qui lui ont permis d’inventer autant. Parfaitement conscient des problèmes de construction et de structure, son mobilier évoque sans cesse ce goût pour l’architecture et l’urbanité. La collection Efflorescence est à ce titre exemplaire. Conçue en 2019 pour la galerie Kreo, l’ensemble convoque le béton des villes et les espaces urbains délaissés. En quelques pièces de mobilier, l’univers bruyant, mouvementé mais riche des villes se retrouve dans l’espace intérieur de la galerie. Il n’est plus ici uniquement question de design mais de créer des objets à fort pouvoir d’évocation approchant ainsi le champ de la sculpture.
Fashion to Furniture est l’occasion de montrer sous un dénominateur commun un ensemble de productions que l’on peut rassembler sous le terme de mobilier mais qui naît de manière radicalement différente et en se démarquant du design habituel. Car, au fond, s’agit-il de design ? Les conceptions prennent source de façons très différentes et sans questionnement sur l’usage, la production ou encore le confort. Chaque créateur invente en répondant parfois à une opportunité, voire une commande (Gaultier), par goût personnel pour le design (Abloh et Demeulemeester) ou simplement par souci d’exhaustivité (Kawakubo et Margiela). Mais ce que l’on peut en retenir c’est que, sans volonté manifeste, ce mobilier vient s’ajouter au champ du design en questionnant ses limites et en remettant parfois en question sa nature.